« L’affaire des caricatures »
(Février 2006)
Liberté de penser ou liberté d’être raciste ?
Jyllands-Posten est le journal (conservateur) le plus lu au Danemark (*). Le 30 septembre 2005, il a publié une série de douze caricatures sous le titre « Les visages de Mahomet ». L'une d'elles le représente coiffé d'un turban en forme de bombe à la mèche allumée. De fait, la majorité de ces caricatures associe, comme originellement et foncièrement inséparables, islam d'une part, terrorisme et barbarie de l'autre. Elle se base sur un raisonnement clairement raciste : Mahomet est un terroriste et un barbare ; or les musulmans sont des adeptes de Mahomet ; donc tous les musulmans sont des terroristes et des barbares.
1. Interpellé, le premier ministre danois s'est barricadé derrière la liberté d'expression, comme s'il était question d'en priver quiconque. La question en fait est que cette liberté doit être exercée dans le respect et servir à chercher la vérité par le débat argumenté pour que les gens soient plus conscients et plus unis. Elle ne peut donc être bassement utilisée pour semer les divisions, insulter les gens en toute impunité, les blesser et les stigmatiser. Or, il est évident que ce sont ces derniers buts qui étaient recherchés par les dessins. C’est d’autant plus évident que le même journal a refusé, trois ans plus tôt, de publier des caricatures du Christ et cela... pour ne pas blesser inutilement les lecteurs. C’est à dire exactement l’argument qu’il a ignoré pour les musulmans. Et en toute impunité, car le Code pénal danois ne semble protéger de l’insulte que le seul christianisme (*). Il est malhonnête de faire croire que la liberté d'expression est absolue. Il ne faut pas oublier en effet que c'est toujours cette liberté qu'invoque aussi l'extrême droite pour mener ses attaques anti-immigrés. Et quand il arrive qu'elle soit condamnée par les tribunaux, c’est sur la base d’une première limite : la liberté d’expression ne peut être utilisée pour inciter à la haine raciste. Il y a d'autres limites : la diffamation, la calomnie, l'atteinte à la vie privée, le négationnisme, etc. Et ne parlons pas des limites objectives : il suffit de penser à la « liberté » qu’il peut y avoir dans l'empire médiatique de Berlusconi ou à l’unanimité avec laquelle les médias américains ont relayé les mensonges de l'administration Bush pendant l'avant-guerre contre l'Irak. C'est assez souvent d'ailleurs que les médias ne sont libres en fait que quand il s’agit d’attaquer les ennemis des puissances de l'argent qui les financent.
2. Il ne vient pas à l'idée du journal danois de publier des dessins représentant Moïse avec le Tee-shirt orange des colons fanatiques en Cisjordanie, ou Jésus avec le Logo des néoconservateurs américains en Irak. Peut-être parce qu'il aurait craint la vigilance contre l'antisémitisme, et certainement parce que l'amalgame entre religion et usage politique de celle-ci est aussi faux que dangereux.
Or, insidieusement, c'est cet amalgame-là que font les dessins pour frapper de suspicion tous les musulmans et les désigner à la vindicte de l'opinion. Ce faisant, ils utilisent exactement la même méthode que celle qu'ils reprochent à certains d’entre eux : faire de la politique avec la religion. Or, politique pour politique, n’est-il pas plus légitime d'utiliser la religion pour résister à l'oppression et à l’occupation que de l'utiliser pour opprimer et occuper les peuples ?
3. Les dessins publiés par le journal danois ont fait beaucoup de bruit. Mais en fait, tous les jours sont sournoisement distillés (dans les médias surtout) des commentaires et des présentations biaisées ou tronquées des faits qui, par petites petites doses, vont dans le même sens. L'arbre ne doit donc pas cacher la forêt. Tout cela contribue à diaboliser, de manière inquiétante, un groupe de la population en raison de ses convictions religieuses. Et cela ressemble de plus en plus à de la persécution.
4. Ce n'est pas un hasard que seul l'islam soit visé. Les dessins incriminés font partie d'une vaste campagne, utilisant d'autres supports, qui accrédite et alimente la prétendue « guerre des civilisations ». On se souvient des propos de Dewinter (Vlaams Blok) sur son islamophobie et de Bush sur la croisade contre le mal. L’objectif est double :
- Localement, désigner les immigrés comme boucs émissaires pour détourner l'attention des dégâts sociaux du néolibéralisme. L'extrême droite est en effet l'alliée parlementaire de l'actuel gouvernement dont elle a obtenu un durcissement de la politique anti-immigrés au Danemark. Et le ministre de l'intérieur belge n'a pas hésité à y aller pour voir de près cette politique ;
- Internationalement, stigmatiser les musulmans pour empêcher les gens de voir les mobiles sordides des guerres que les USA et leurs alliés livrent partout : maîtriser ou s'emparer par la force des richesses des peuples faibles, dominer ces peuples. Et, dans le même mouvement, délégitimer les résistances multiples que ces peuples opposent à cette domination. Pour rappel, le gouvernement danois, avec 600 soldats, soutient l'occupation américano-anglaise en Irak depuis trois ans, tandis que le gouvernement norvégien contribue au « maintien de la guerre » en Afghanistan.
5. On a dit que le boycott auquel ont appelé ceux qui ont été offensés par les caricatures était « déraisonnable ». Mais en fait, qui est le plus déraisonnable : celui qui refuse d'acheter des marchandises à un vendeur qui blesse ses sentiments religieux ou celui qui prétend à la fois vendre ses marchandises et blesser les sentiments de son acheteur ? Entre la liberté d’expression pour de la presse pour stigmatiser et la liberté de l’OMC pour vendre, quelle liberté reste-t-il aux stigmatisés ? On a dit aussi que les réactions des offensés étaient « excessives ». Mais ce qui est excessif, c’est d’offenser les gens et de prétendre en même temps leur dicter la manière dont ils doivent réagir à l’offense. Ces prétentions, sous de ridicules nouveaux habits, ne sont rien d'autre que le vieux mépris colonial pour les « indigènes arriérés ».
Conclusion : le problème n’est pas de savoir s’il faut ou non respecter la liberté d’expression, mais de savoir quelle est la signification politique des caricatures, c’est à dire de savoir si, dans le contexte danois en particulier, elles sont ou ne sont pas une attaque raciste. C’est exactement la question qu’on aurait posée ici en Belgique si un tract du Vlaams Belang avait publié ces caricatures. Ceux qui s’en tiennent à une défense abstraite, hors contexte, de la liberté d’expression devraient logiquement s’opposer aux procès faits à Dewinter. Car il n’y a aucune différence de fond entre les caricatures et les déclarations du dirigeant raciste sur son islamophobie. Elles ont exactement le même message : tous les musulmans sont des terroristes. Et cela c’est du racisme. Point. On peut contester la forme de certaines réactions, mais on ne peut contester la nécessité et la légitimité de la réaction. Les démocrates doivent prendre leurs responsabilités ! Dire Non à la liberté d'inciter à la haine et au mépris, au racisme ! Dire Oui à une liberté d'expression responsable et émancipatrice !
Vous avez dit intégrisme ?
Le vendredi 17 février (2006) dernier, un rassemblement s'est tenu à Liège contre les caricatures racistes visant les musulmans. Il a rassemblé près de 300 personnes, croyants et non-croyants, belges et non belges sous le mot d'ordre : « Non à l'islamophobie, Non au racisme ». Cette initiative fait suite à d'autres à Bruxelles et à Anvers. Toutes étaient nécessaires et légitimes, même si elles n'ont pas eu l'envergure des grandes manifestations de Paris et de Londres sur le même sujet (des milliers de participants).
Face à cette attaque raciste, les partis politiques d'ici ont gardé un silence total, alors qu'une partie de leurs électeurs étaient sous le choc. De nombreux groupes anti-fascistes qui prétendent lutter contre le racisme ont fait de même, alors que les caricatures étaient exactement dans le même esprit que les déclarations de Dewinter (extrême-droite flamande) sur son islamophobie, et que ce dirigeant a rebondi sur « l'affaire » pour déverser le même venin, en violation de la loi (*). Et pour confirmation, il a été suivi tant par des dirigeants de la droite au gouvernement (Dedecker, du parti du premier ministre), que par de nombreux dirigeants et propagandistes d'extrême droite dans toute l'Europe. [Pour rappel, selon la législation belge, l’incitation à la haine raciste n’est pas une « libre » opinion mais un délit. (Loi du 30 juin 1981, dite « Loi Moureaux », Article 1)]
Tout se passe donc comme si le camp des démocrates n'était pas concerné. Relayé en cela par une partie de la presse. Le Soir du 18-19/02/06, à propos du rassemblement de Liège, parle de « de 200 à 300 musulmans et quelques arabes non croyants » (comment sait-il s'ils sont croyants ou pas, et pourquoi oppose-t-il ‘musulman’ à ‘arabe’ ? Mystère). En fait, beaucoup participaient en tant que citoyens belges et si M. Di Rupo et Mme Arena avaient rejoint ce rassemblement, le journaliste n'aurait certainement pas ajouté : « et des Italiens ». Il tient à faire des distinctions, mais il évite soigneusement de signaler qu'il y avait aussi des « Belges de souche ». Il y a là, comme on le voit, une sorte de volonté de rejeter vers « l'extérieur » les participants : c’étaient « d’étranges étrangers » qui manifestaient, pas « Nous ».
Partis, associations et presse démocrates commettent là une grave erreur de jugement. Rappelons donc l'essentiel. La liberté d'expression ne peut être utilisée pour propager librement des idées racistes. Les caricatures du journal danois propagent des idées racistes. Tous les démocrates doivent se sentir concernés par cette attaque, même si elle ne vise qu'un groupe de citoyens : les musulmans. Car, derrière cette hostilité, se trouve l'extrême droite
Celle-ci cherche ainsi à progresser électoralement pour ensuite forcer la mise en place d'une politique dangereuse pour tous : celle de « l'intégrisme » néolibéral avec ses mesures anti-sociales « explosives », ses délocalisations « barbares » et ses guerres de pillage « terroristes ».
C’est contre cet intégrisme-là que nous devons, tous ensemble, faire l’apprentissage de la liberté de penser et d’agir.
Annexe 1 : L’appel à manifester
Vendredi 17 février 2006, 16H30 à 18H, Place du marché, Liège
NON A L’ISLAMOPHOBIE, NON AU RACISME !
Suite à la publication, dans un journal de droite danois, de caricatures associant islam et terrorisme, nous estimons qu’une grave attaque raciste a ainsi visé les musulmans. Son but est de susciter la haine contre des citoyens du seul fait de leur religion. La question n’est donc pas la liberté d’expression mais l’usage qui en a été fait. Au lieu d’argumenter et de débattre, on a sciemment voulu blesser et vilipender.
La liberté d’expression est un droit et nous en avons tous besoin. Mais il doit s’accompagner d’un devoir de responsabilité, surtout pour la presse. L’enjeu est en effet important : la paix entre les peuples et la bonne entente entre tous les citoyens dans chaque pays, sans distinction d’orientation philosophique. L’enjeu est aussi de neutraliser l’extrême droite qui utilise la liberté d’expression pour diffuser des messages de haine, monter les gens les uns contre les autres et ainsi faire passer son vrai programme : la régression sociale pour tous.
C’est pourquoi nous appelons tous les hommes et femmes épris de paix et de justice, croyants et non croyants, à un rassemblement pacifique et silencieux pour dire :
§ Oui à une liberté d’expression responsable
§ Vigilance : les agressions médiatiques d’aujourd’hui préparent les ratonnades de demain
§ Non à la liberté d’insulter et de stigmatiser
§ Attention : l’extrême droite manœuvre pour que les peuples d’Europe se trompent d’ennemi.
Notes
(*) Plus d’infos sur le Danemark :
- L’extrême droite souhaite expulser tous les musulmans et fait une propagande ouvertement xénophobe.
- La Constitution établit l’Eglise luthérienne comme religion d’Etat et le législateur peut intervenir dans les affaires ecclésiastiques.
- Le Code pénal (article 140) punit « quiconque tourne en dérision ou insulte le culte ou le dogme d’une confession légalement établie
dans le Royaume ».
- Le journal Jyllands-Posten a été profasciste dans l’entre-deux-guerres. Avant les élections 2001, il a publié une enquête sur la fraude aux aides sociales des demandeurs d’asile palestiniens. Le syndicat de la presse a révélé que ces informations étaient
fausses. Mais …après les élections : le mal était déjà fait.
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