Une Belgique unie en vue de quoi ?
(Novembre 2010)
Depuis plusieurs années, les groupes sociaux dominants (grands entrepreneurs et grands financiers) de Flandre sentent que l'Etat fédéral ne répond pas assez à leurs besoins et aspirent donc à plus d'autonomie, voire à une séparation. Pour maintenir et renforcer la compétitivité des entreprises sur le marché tant national qu'international, ils veulent (par la voix de leurs représentants politiques) régionaliser la politique de l'emploi pour exercer une pression vers le bas sur les conditions de travail (multiplication des contrats précaires, diminution des salaires, flexibilisation des horaires, limitation dans le temps des allocations de chômage ...).
Ils veulent aussi régionaliser la fiscalité et l'impôt sur les sociétés pour dégager suffisamment d'argent qui permettrait deux choses à la fois : alléger les impôts et charges sur les entreprises et redistribuer un peu en direction des classes moyennes et d'une partie des travailleurs (1) pour assurer la « paix sociale » (sous la forme de meilleures allocations familiales, un meilleur enseignement, des baisses d'impôts sur les personnes, etc.). Ces aspirations, présentées sous le masque du nationalisme, trouvent un écho chez les classes moyennes comme le montre notamment la large victoire des chrétiens-démocrates flamands alliés à un courant séparatiste aux élections de juin dernier (2).
Le maintien et le renforcement de la compétitivité des entreprises flamandes - dans le cadre d'une économie largement tournée vers le commerce extérieur - alimentent la tendance à l'autonomie. Mais d'autres impératifs alimentent la tendance inverse : garder la Wallonie comme marché captif (un quart de la production flamande y est écoulé), maintenir l'ordre à l'intérieur et sécuriser les marchés et les sources de matières premières à l'extérieur (il s'agit principalement d'aider les Etats-Unis dans les tâches de gendarme du monde : la Belgique a des troupes en Afghanistan, au Congo, au Liban, elle s'apprête à en envoyer au Tchad, etc.). Dans ce cadre, conserver le caractère fédéral de l'armée, de la police et de la diplomatie permettrait d'en faire porter le coût à tous les contribuables …sans distinction de communautés !
Cette tendance (maximum d’autonomie et minimum d’unité) constitue le courant principal aujourd’hui en Flandre. Les classes moyennes et une partie des travailleurs pourraient (ou croient pouvoir) en bénéficier côté flamand (3). Opposer le « socio-économique » à « l'institutionnel » est donc un non-sens car, côté flamand, c'est bien par l'institutionnel qu'on veut atteindre les objectifs socio-économiques. Et l'élite politique est très consciente que si elle veut détricoter les acquis sociaux - comme facteur de gain de compétitivité - elle n'a d'autre choix qu'un maximum d'autonomie. Et elle a en plus la possibilité de le faire en alliance avec les classes moyennes.
Or la situation est différente côté wallon. Les groupes sociaux dominants en Wallonie peuvent s'accommoder d'un surplus d'autonomie de la Flandre. Mais à deux conditions : être en force au gouvernement fédéral pour pouvoir imposer des mesures conformes à leur intérêts (ce qu'ils ne peuvent pas faire à partir de l'exécutif régional où leurs représentants sont dans l'opposition) et n'avoir pour allier que la composante la plus aisée des classes moyennes.
En effet, contrairement à la Flandre, l'économie n'est pas assez prospère en Wallonie pour à la fois gâter les entrepreneurs et redistribuer un peu ne serait-ce qu'en direction des classes moyennes. Ce qui est un « plus » côté flamand en cas d'autonomie est à chaque fois préjudiciable au côté wallon et aux classes moyennes en particulier : l'autonomie les prive en effet des transferts de solidarité, et l'unité les fait de surcroît participer aux dépenses communes - L'égoïsme dont fait preuve la Flandre avec la Wallonie ne faisant d’ailleurs que reproduire, en moins agressif certes, celui dont fait preuve toute la Belgique avec les pays du Sud.
Résultat : les représentants des groupes sociaux dominants en Wallonie n'arrivent pas à séduire ne serait-ce que les représentants les plus modérés des classes moyennes. Et c'est cette asymétrie des alliances (des groupes sociaux dominants du nord et du sud avec leurs classes moyennes respectives) qui est la raison profonde de l'échec de six mois de négociations gouvernementales (4).
Le résultat de cet échec est une situation de crise des groupes sociaux dominants sans distinction de communautés. Ils ne peuvent plus gouverner ensemble au mieux de leurs intérêts. Cela a ouvert une brèche par laquelle se sont engouffrées l'initiative populaire (la manifestation pour l'unité de la mi-novembre) et la réflexion critique. Ajoutée au rejet du centre dans l’opposition au fédéral, elle a favorisé plus de démocratie directe, comme le montre la multiplication des initiatives d'action contre la vie chère.
La crise favorisera peut-être aussi la prise de conscience que la prospérité que la Flandre veut pour elle seule n'est pas possible non plus pour la « Belgique unie » sans les rapports d'oppression et d'exploitation qu'elle entretient avec les pays faibles et moins développés du monde — la recherche d'un gain de compétitivité et l’envoi de troupes ne signifient rien d’autre !
On peut donc dire maintenant que la droite flamande a perdu les élections dans les urnes le 10 juin, tandis que la droite wallonne les a perdues dans les négociations six mois après. Etape suivante en Wallonie : entériner cette défaite par la mobilisation sociale et non par les « gesticulations francophonistes » et rappeler que le maintien de la solidarité ne doit pas rimer avec l’égal accès aux miettes des dividendes de l’impérialisme.
____________
Notes
(1) La scission de la FGTB-métal par exemple en est un révélateur indirect autant que la mésentente entre CDH et CD&V.
(2) La communauté flamande a longtemps été dominée. Exemple : ce n'est qu'après cent ans d'existence du pays que sa langue a pu être utilisée dans l'enseignement universitaire. C'était la langue des pauvres. Tout cela est fini et le nationalisme flamand a cessé d'être émancipateur. Mais il a l'avantage de camoufler les objectifs égoïstes poursuivis par l’élite économique.
(3) Il importe peu que cela soit « vrai » d'un point de vue économique, (montant réel des transferts). Il suffit qu’une partie significative des gens y croient pour que ce soit politiquement efficace.
(4) On a fait beaucoup de bruit autour de la scission de l’arrondissement Bruxelles-Hall-Vilvorde. Mais quand les négociations sont devenues serrées, il est apparu de plus en plus clairement que cette scission ne représentait qu'un gain symbolique — le véritable enjeu étant d'avoir en main les leviers économiques dont on a parlé plus haut.
contact@afdj.info
Copyright © 2021 À Fleur de justice
Webmaster TNC